Lætitia et Pascal, deux visages d’une France qui meurt de froid
Ce matin, le Collectif des associations unies est reçu par le premier ministre afin de l’alerter sur le drame que vivent les personnes sans domicile fixe. Un couple, Pascal et Lætitia, handicapée moteur, font le récit de leur quotidien à la rue. Reportage.
« Bon ben voilà, je suis à la rue, ça se voit je crois. Je suis comme un escargot avec ma maison sur le dos. Alors les gens qui souhaitent faire un petit geste, un ticket resto ou même quelque chose à manger, c’est génial. Je vous souhaite une bonne journée malgré le froid. » À Paris, place Monge, Pascal est monté dans une rame de métro, la dernière de la ligne 7. Il porte un sac à dos de montagne bourré à craquer. Son bonnet noir et bleu en laine laisse deviner des cheveux courts poivre et sel. Dans un mois, Pascal Lelièvre, sans domicile fixe, fêtera ses 50 ans. Sa voix grave porte jusqu’à la moitié du wagon. Sous une barbe de quatre jours, ses mots se perdent dans le vrombissement du train. Une ou deux têtes lèvent le nez du portable pour le regarder. Une jeune femme sort machinalement de son petit porte-monnaie une pièce de 50 centimes. Pascal passe dans les rangs. « Je vous remercie, mademoiselle, bonne journée. » Elle esquisse un sourire. A la prochaine station, il change de wagon. Et recommence. En face de lui, un homme mange une pizza. Pascal lui souhaite bon appétit. Au moment de partir, l’homme lui tend sa pizza. « Je vous la donne si vous voulez, elle est toute chaude. » Pascal accepte et ramasse encore quelques euros. Tous les jours, de 14 heures à 18 heures, Pascal fait la manche. Il ramène parfois jusqu’à quinze euros, le prix d’un bon repas chaud dans une brasserie.
La bibliothèque pour se réchauffer
Depuis août dernier, il n’est plus seul à la rue. Laëtitia, 37 ans, l’a rejoint. Par amour. Ils voudraient se marier bientôt. Mais, la vie à la rue pour la jeune femme en fauteuil roulant n’est pas supportable. Pascal, lui, y survit depuis vingt-cinq ans. « Pour moi, c’est une addiction. On y prend goût. Mais pour elle, c’est non. Alors on essaie de trouver un logement. Pour le moment, on n’y arrive pas », dit-il inquiet. Chaque jour, le couple s’installe pour quelques heures sur la Place Monge, dans le très bourgeois 5e arrondissement, où se déploie un marché chaque mercredi, vendredi et dimanche. Une source de nourriture garantie puisque les commerçants connaissent bien Pascal. L’après-midi, pendant qu’il fait la quête, Laetitia part en fauteuil roulant vers la bibliothèque Mohammed Arkoun, située rue Mouffetard, à quelques encablures de là. Chaque jour, elle pousse sur un faux plat, son sac à dos de montagne accroché à l’arrière du fauteuil, un autre sac à dos sur ses jambes fluettes. L’itinéraire, elle le connaît par cœur. Les trottoirs à éviter, les rues praticables. « A la bibliothèque, les dames sont très gentilles. Je peux me réchauffer, lire des magazines et feuilleter des livres », raconte Laetitia. Sous une parka rose fushia, la tête enfoncée dans sa capuche, ses mèches brunes se baladent devant de grands yeux noisette cernés. Parfois, elle peine à articuler des mots. Il lui faut un peu de temps pour finir ses phrases. Malgré cela, ses termes sont toujours bien choisis. « On me dit parfois que je suis à peine majeure, mais j’en ai déjà 37 ! Il faut croire que je ne les fais pas », s’exclame-t-elle avec ses gros après-ski aux pieds.
De l’enfance maltraitée au handicap
C’est justement à 17 ans que sa vie de valide s’est arrêtée. Opérée pour une banale appendicite, Laetitia est ressortie sans l’usage de ses jambes. La moelle épinière touchée, les médecins n’ont jamais reconnus l’erreur médicale. Mais il n’y a pas que cela. Depuis sa naissance, elle a subi nombre de maltraitances de la part de sa mère et de son beau-père. « Mon beau-père m’a fait croire qu’il était mon père. J’ai grandi dans le mensonge. Mais surtout, on m’a beaucoup droguée enfant. Ça laisse des traces car ma mémoire me fait souvent défaut. Je fais beaucoup de cauchemars. Quand j’ai commencé à grandir, ma mère est partie et mon beau-père me faisait tout faire dans l’appartement. Je lavais la vaisselle, je faisais à manger, je nettoyais le sol… », énumère-t-elle. En 4e, elle est déscolarisée. Aucun enseignant ne détecte ni sa dyslexie ni les mauvais traitements familiaux. « C’est pas tout, glisse Pascal sur le ton de la colère froide. Elle a été violée trois fois par son beau-père. » Laetitia baisse les yeux.
La descente aux enfers
Depuis septembre, le couple fait des démarches administratives avec une assistante sociale de l’association Aurore. Mais deux obstacles les empêchent d’atteindre leur but. « On est en couple, donc il nous faudrait plus qu’une chambre dans un foyer. Ensuite, Laetitia est handicapée. Il faudrait un logement adapté. Ca existe mais pas pour nous apparemment », se désole le quinquagénaire, qui touche 550 euros par mois de RSA. Des circonstances de leur rencontre, on ne saura rien. Pascal préserve cette partie de leur histoire. Issu d’une famille bourgeoise bretonne, entouré de neuf frères et sœurs, il a grandi sous la férule d’un père autoritaire et intrusif. « A 16 ans, je suis parti. Je me suis engagé dans la marine nationale pour cinq ans. J’y ai obtenu des diplômes. Je suis rentré à Paris et j’ai intégré une banque, au Crédit Lyonnais pour être précis. » Pascal grimpe les échelons et se retrouve cadre supérieur à 23 ans. La vie est belle. Il achète un appartement dans le 17e arrondissement et emménage avec sa compagne. Leur fils naît peu après. Huit mois plus tard, tout s’effondre. Pascal perd femme et enfant, fauchés par un chauffard, en plein Paris. Un chagrin abominable le submerge. Il entame une descente aux enfers. D’abord, il part dans le sud de la France, et fait flamber son compte en banque, toutes ses économies et ses placements. Des palaces cinq étoiles, Pascal finit par déposer sa tristesse sur un bout de trottoir. Il vagabonde ainsi de ville en ville, au gré des rencontres. « Les deux premières années sont les plus dures. La rue, ce sont des codes. On y trouve des amis et des gens solidaires. Bon, il y a aussi des cons comme partout. Mais moi, j’aime bien parler aux autres, j’apprends », assure Pascal une cannette de bière à la main. L’alcool et les cigarettes font partie des addictions de la rue. « C’est vrai qu’avant de rencontrer Laetitia, j’en buvais beaucoup. Maintenant, j’ai réduit. J’ai pas le choix, c’est Madame qui décide et comme elle a un sacré caractère… » Laetitia semble fière, elle qui ne boit pas une goutte d’alcool et qui ne fume pas.
Une solidarité sporadique
Avec ses 800 euros par mois d’allocation adulte handicapée, Laetitia rêverait de faire une formation pour devenir kiné. « Après des années de rééducation dans des centres spécialisés, j’ai toute les connaissances et le vocabulaire d’un kiné mais sans les diplômes. Pour les handicapés, tout est bloqué. Des transports aux formations. A chaque fois que j’ai voulu faire des demandes, je n’arrivais même pas à accéder physiquement jusqu’aux bureaux. » Pas plus tard que la semaine dernière, Pascal et Laetitia ont mis près de trois heures en RER pour se rendre à la mairie de Châtenay-Malabry demander un acte de naissance. « Nous avons dormi dehors sous un abribus et puis on est rentrés à Paris. » Depuis quelques jours, les nuits sont glaciales. Les températures descendent sous la barre du zéro. Le couple se réfugie sous le auvent de l’entrée d’une école maternelle, rue Croulebarbe, dans le 13e arrondissement. « La gardienne de l’école est adorable avec nous, elle s’appelle Céleste. D’ailleurs, si un jour j’ai une fille, je l’appellerai Céleste », lance Laetitia. Céleste est gardienne depuis septembre et loge dans l’école. « Lorsque je les ai vu un soir, j’ai été choquée. Le matin, avant que je n’ouvre l’école, je leur apporte un café et des barres chocolatées. C’est le moins que je puisse faire, assure-t-elle. J’ai même appelé la mairie pour les prévenir que la jeune femme était en fauteuil roulant. » Chaque soir, autour de 19 h 30, Laetitia et Pascal s’installent ici. Elle descend de son fauteuil, qu’elle accroche avec un cadenas, et s’engouffre dans trois duvets. Au petit matin, le couple quitte les lieux pour se rendre place Monge. Pour se laver, ils vont une à deux fois par semaine aux bains douches du 5e arrondissement.
L’espoir d’un appartement
Habitant d’un immeuble de la même rue, Richard Benarous les a trouvé un matin sous le auvent. Ce médecin hospitalier à la retraite et militant communiste s’est approché pour leur parler : « Je leur ai demandé comment je pouvais les aider. J’ai apporté une couverture à Laetitia. J’ai appelé le 115 avec eux mais on nous répond qu’il n’y a pas de place pour des couples. Le plus urgent, c’est de leur trouver un logement adéquat. » C’est lui qui a alerté l’Humanité mais aussi le conseiller de Paris et élu PCF du 13e Jean-Noël Acqua pour que leur dossier soit examiné. Ce dernier a envoyé un courrier aux services d’hébergement d’urgence de la ville de Paris. « Il est très difficile pour les assistantes sociales de trouver des logements pour les couples. Nous avons signalé aux maraudes leur présence place Monge. Ils n’étaient pas dans les radars des associations. Les grands discours sur l’austérité et la pauvreté n’ont aucun sens si on n’apporte pas des réponses concrètes aux personnes à la rue comme c’est le cas de Pascal et Laetitia. »
Hier, ils avaient un rendez-vous avec une nouvelle assistante sociale de la mairie du 5e arrondissement. Un ami de la rue, Paco, leur a glissé que deux logements de l’association des Enfants du canal pour couples étaient libres. Ils ont espoir de passer les fêtes en amoureux, au chaud.